Article de Michèle D. Pierre-Louis “Le rôle du père dans le devenir tragique de l’être haïtien”

Article de Michèle D. Pierre-Louis “Le rôle du père dans le devenir tragique de l’être haïtien”

Je voudrais commencer par remercier Eliezer Guérismé et ses collègues du Festival « En lisant » de m’avoir invitée à y participer cette année. Lorsque j’ai reçu l’invitation, nous n’avions pas imaginé que cette série de rencontres ne se ferait pas face au public. Les temps ont changé. Je m’accommode donc aux exigences du virtuel, pandémie oblige.

Je remercie également Darline Alexis d’avoir accepté d’être modératrice de ce qui tiendra lieu de débat. Darline, professeure de littérature a une large connaissance de la production littéraire, d’ici et d’ailleurs ; elle est donc la personne tout indiquée pour un « Festival en Lisant ».

Je me réjouis que le Festival met à l’honneur cette année, Guy Régis Junior. Il le mérite bien. L’une de ses dernières publications chez Gallimard, « Les cinq fois où j’ai vu mon père » augure bien du sujet qu’il m’a été demandé de traiter : « Le rôle du père dans le devenir tragique de l’être haïtien ».

J’ai accepté, mais en me demandant toutefois, qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire, et sur « le devenir tragique », et sur « l’être haïtien ». N’est-ce pas s’engager sur un terrain périlleux vu la complexité du sujet. Alors j’en ai pris mon parti en décidant de traiter d’abord et surtout du rôle du père, et de le faire en prenant à témoin un certain nombre de livres, essais et fiction. En extrapolant un peu j’arriverais peut-être à aborder l’autre objet de la proposition.

Dans la tradition gréco-latine, l’image et le rôle du père dans la littérature remonte au début de l’histoire, à Homère, dont l’existence a cependant été mise en doute même par Hérodote l’historien. N’empêche, dans un très beau livre d’Alberto Manguel, « L’Iliade & l’Odyssée », (cet auteur argentin qui a écrit « Une histoire de la lecture »), Manguel rapporte ceci : « Un célèbre bas-relief allégorique, sculpté dans le marbre à la fin du 2ème siècle par Archélaos de Priène, représente Homère couronné par le Temps et l’Espace, le « monde habité » et acclamé par les muses de l’histoire, de la tragédie, de la comédie et de la poésie, avec ses « enfants » , l’Iliade et l’Odyssée, agenouillés à ses côtés.

Par-dessus l’apothéose du poète, dans la partie supérieure du bas-relief, Zeus trône au Panthéon, honoré par les autres dieux. Zeus « père des dieux », est reflété par « Homère, père de l’Humanité ». Et l’auteur d’ajouter, « Père de l’Humanité, cela impliquait le rôle de père de l’histoire humaine. » (p. 30)

Déjà cette figure du père, le créateur, le géniteur, celui qui domine, séduit, châtie, vole, viole, trahit, mais aussi se passionne, récompense au gré de ses humeurs semble être une constante de l’histoire de l’humanité, et les mythes et les tragédies grecques nous en donnent des exemples édifiants. Qu’on se rappelle le sacrifice d’Iphigénie, l’un des événements horribles qui jalonnent le destin tragique de la famille des Atrides. La déesse Artémis (Diane) réclame à Agamemnon, qu’une victime soit sacrifiée en échange des vents favorables. Cette victime c’est Iphigénie, la fille aînée d’Agamemnon, et il ne peut rien d’autre qu’accepter. La figure du père mise à l’épreuve par les dieux.

J’ai choisi Iphigénie en pensant à Jean-René Lemoine qui deux siècles après Racine, a écrit une nouvelle version de la tragédie. Dans la postface de la publication de la pièce de Jean-René, Yann Ciret dira ceci : « … Iphigénie n’est pas une simple réécriture du mythe, ou une adaptation moderne, actualisée de la tragédie. La pièce décrit le fonctionnement psychique d’une personne qui se définit uniquement par son langage. En l’extériorisant, par des adresses directes ou dialoguées, elle enclenche son propre commentaire sur ce qui arrive. »

Mais laissons là les dieux de l’Olympe et les multiples personnages dont les enseignements ont nourri et nourrissent encore l’imaginaire de tant d’écrivains et d’écrivaines. On pourrait passer en revue la multitude d’ouvrages de fiction qui ont le père pour protagoniste principal. Dans la littérature française, je ne citerai que quelques uns qui ont marqué mon adolescence : « Le père Goriot » de Balzac ; « La gloire de mon père » de Marcel Pagnol ; les 7 volumes du célèbre roman de Roger Martin du Gars, « Les Thibault » dans lequel la figure du père est centrale. Et plus récemment, Annie Arnaux, « La place », Amélie Nothomb, « Tuer le père ».

Je pourrais citer plein d’autres auteurs, hommes et femmes, par exemple Marguerite Yourcenar qui ayant perdu sa mère à un bas âge, parle du rôle qu’a joué son père dans son adolescence. Et tellement d’autres, chez les écrivains russes, Dostoïevski, Gogol, avec cela que Gorki lui, c’est sur « La mère » qu’il écrira.

Du côté sud-américain, je m’en tiendrai à la première phrase qui ouvre le roman culte de Gabriel Garcia Marquez, « Cent ans de solitude » :

 

“Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace”.

De ces exemples, on voit bien que le père en impose par sa présence, son autorité, ses valeurs, ses relations complexes à sa progéniture. Il en est tout autrement dans la littérature antillaise y compris haïtienne, voire même africaine. Dans cette dernière par exemple, l’étude de la figure du père dans le roman africain particulièrement celui des femmes africaines prendra en compte les violences coloniales, esclavagistes et postcoloniales qui ont rabaissé le rôle du père, le condamnant à se retrouver parmi les exploités, les sans-voix, c’est-à-dire la femme et l’enfant. (Le salon de l’ombre et Red in Blue de Leonora Miano).

La revue québécoise « Etudes françaises », publiée aux Presses de l’Université de Montréal consacre un numéro entier à « La figure du père dans les littératures francophones (Vol. 52, No. 1, 2016). On peut y lire par exemple une analyse de la relation ambiguë que Maryse Condé a entretenue avec celui qu’elle considère comme le « père de littérature antillaise », Aimé Césaire, qu’elle n’hésite pas à critiquer particulièrement dans son analyse de la négritude. De même, dans le roman primé de Dany Laferrière « L’énigme du retour », clin d’œil de Dany au roman autobiographique de Naipaul « L’énigme de l’arrivée », et au « Cahier d’un retour au pays natal » de Césaire, la relation au père est vue sous l’angle de la « mort mise en récit et la mort symbolique » de l’absent. N’est-ce pas le seul roman de Dany où le père mais surtout l’absence et la recherche du père sont mis en scène ? Autrement, lire Dany Laferrière c’est d’abord partir à la rencontre de la grand-mère et la mère, les principaux personnages de ses romans.

Dans ce numéro des « Etudes françaises », Christiane Ndiaye critique littéraire bien connue, se démarque quant à elle de la figure du père absent, autoritaire ou irresponsable en choisissant de s’arrêter sur celle du père moderne, attentionné voire responsable dans le roman de Kettly Mars, « Kool-Klub », et celui d’Evelyne Trouillot « Absence sans frontières ». Même l’Inspecteur Azemar, personnage quelque peu bonhomme des polars de Gary Victor semble échapper selon Ndiaye, à la figure paternelle discréditée ou absente de certains romans antillais.

On serait tenté de dire qu’à quelques exceptions près, la figure du père n’est pas particulièrement centrale dans le roman haïtien. Le fameux « Nous mourrons tous… » qui ouvre le roman de Jacques Roumain est un cri désespéré de Délira, la mère de Manuel, pas du père. Et chez les auteurs du 19ème siècle, ou chez les plus récents, Marie Chauvet, Lyonel Trouillot, Emmelie Prophète, etc. ce n’est pas la figure qui domine.

« Dans la maison du père » Yanick Lahens met en scène dès les premières pages un père qui interdit à l’enfant, sa fille, de danser « les mesures d’une autre musique, celle d’autres gestes scandés par un tambour… », et qui la gifle pour qu’elle cesse. Cette image hantera l’imaginaire du « je » qui raconte l’histoire, mais le père n’est pas aussi central que ce qui se passe dans sa maison.

Dans un bel ouvrage critique de certains auteurs antillais, Suzanne Crosta passe en revue les « Récits d’enfance antillaise » (c’est le titre du livre), de Mayotte Capécia, Joseph Zobel, Simone Schwarz-Bart, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

A l’exception de Capécia qui dans son récit marque la présence du père étant donné que sa mère meurt très jeune et qu’elle attribue au père autant de qualités que de défauts, les autres auteurs ne s’attardent pas sur cette figure. Zobel au contraire va insister sur la figure de la mère et la grand-mère.

« Il faut souligner, écrira l’auteure, que tous les récits d’enfance, depuis Mayotte Capécia jusqu’à Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, mettent à nu les préjugés de la communauté, aux Antilles aussi bien qu’en France. Il impose la nécessité d’un dialogue sur les seuils de tolérance et le besoin de cohabitation. On voit bien une évolution dans la représentation de l’enfant créole : il naît chez Mayotte Capécia, il grandit et cultive une rhétorique de libération chez Joseph Zobel, il lutte contre vents et marées, traverse océans et continents pour descendre la bête chez Simone Schwarz-Bart et, finalement, il prend la parole et se charge de son projet autobiographique chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. »

Les incertitudes du présent et la marginalisation de la jeunesse portent les auteurs antillais des récits d’enfance à questionner le discours et les pratiques mensongères de leur environnement historique, à envisager une décolonisation culturelle et à revisiter les représentations symboliques de l’enfant qui met en doute et en cause le pouvoir politique de la dépendance tout en revendiquant la langue et la culture créoles.

On se souviendra du fameux poème de Léon Gontran Damas, « Le hoquet ».

Et j’ai beau avaler sept gorgées d’eau

trois à quatre fois par vingt-quatre heures

me revient mon enfance

dans un hoquet secouant

mon instinct

tel le flic le voyou

 

Désastre

parlez-moi du désastre

parlez m’en

 

Ma mère voulant d’un fils très bonnes manières à

table

 les mains sur la table

 le pain ne se coupe pas

 le pain se rompt

 le pain ne se gaspille pas

 le pain de Dieu

 le pain de la sueur du front de votre Père

 le pain du pain …

 

C’est bien la mère « qui veut le fils » !

Ce poème me ramène de manière paradoxale au livre de Junior, « Les cinq fois où j’ai vu mon père », publié aux Editions Gallimard en 2020. Un très beau récit sur l’absence du père, la souffrance de la mère, et l’innocence anxieuse de l’enfant sur fond de précarité et de dictature.

Faut-il chercher dans le substrat d’un tel voyage intérieur le devenir tragique de l’être haïtien ? Je ne saurais le dire.

Cependant, comme pour relever un défi, je vais tenter une démarche exploratoire en allant chercher dans la thèse de doctorat en sociologie de Sabine Lamour une explication qui me semble pertinente. J’étais membre du Jury de thèse de Sabine à l’Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis, Ecole doctorale en sciences sociales et en ai été intellectuellement stimulée par la lecture. Le titre de la thèse : « Entre imaginaire et histoire : une approche matérialiste du poto-mitan en Haïti ». La thèse n’est pas encore publiée, j’espère que Sabine pourra y travailler. Elle avance du neuf et cela mérite débat. Ce qui suit en est extrait.

La recherche de Sabine Lamour va l’amener à développer toute une argumentation complexe et documentée sur ce qu’elle désigne comme le cadre cognitif de la socialisation des garçons et des filles. La démarcation et la différence s’établissant dès ce stade de leur développement. J’insiste sur le fait qu’il d’agit d’une recherche doctorale basée sur une large documentation, des sources bibliographiques variées, et des enquêtes de terrain, et non sur des jugements de valeur.

La socialisation se définit comme un processus continu par lequel les individus, hommes et femmes acquièrent via des agents socialisateurs, les règles pour vivre en société. La socialisation se traduit par la manière dont la société forme et transforme les individus, et s’exprime en deux phase, la socialisation primaire et la secondaire. Pendant la phase primaire, l’individu intériorise des manières de voir, de penser, d’agir et de percevoir imposées par des « autruis significatifs ».

La socialisation primaire des filles se produit par l’inculcation de la responsabilité. Les filles font très jeunes l’apprentissage de la responsabilité au travers de discours les invitant à la reproduire, soit par la réplication, soit par l’injonction. Le cadre discursif propose aux filles un récit de soi à travers des aspirations portées par d’autres. Deux valeurs sont généralement transmises aux filles : la responsabilité impliquant le respect de la parole donnée, et l’engagement induisant l’oubli de soi sur le long terme. Tout se passe comme si les filles devaient être imprégnées par un idéal de sacrifice qui va se cristalliser sur ce désir irrépressible d’être mère et de prendre soin des enfants.

La représentation du poto-mitan est dès lors née et se renforcera au cours de la socialisation secondaire : la prise en charge à elle seule des enfants et de la famille.

A l’inverse, l’univers cognitif organisant la socialisation primaire des garçons, avance Sabine Lamour, prend appui sur deux éléments : la culture de l’entre-soi et l’apprentissage de l’individuation. Ainsi, le cognitif dans la socialisation des garçons s’articule autour d’une paradoxalité structurante.

L’entre-soi signifie un regroupement d’individus aux caractéristiques communes pour lesquels le premier référent est le groupe. Dans ce contexte, le talent compte plus que la discipline régulière axée sur la réplication de gestes routiniers qui sont relégués aux filles qui elles sont exclues de cet entre-soi.

L’entre-soi libère de l’ordre et de la régularité où l’individu apprend à être gouverné par une autorité. Dès la socialisation primaire, garçons et filles n’ont plus un langage commun. Cela revient à dire qu’ils ont des parts et des places distinctes dans la société.

Cette phase de la socialisation produit une sous-culture de l’entre-soi masculin donnant aux garçons la latitude de jouer avec l’autorité voire même de la subvertir. Très jeunes, les garçons sont confrontés à l’existence de multiples voix avec des messages contradictoires de leur réalité. L’entre-soi pervertit le tabou et le sacré. D’où une appropriation carnavalesque du monde requérant chaque fois une remise en question de l’ordre établi.

Il apparaît ainsi que les garçons n’ont pas de cadre discursif structuré par les paroles des adultes. Ils apprennent à se dire très jeunes, entre eux, en dehors de la présence des adultes. Sur le plan matériel, les aires de jeux, les places publiques et les espaces scolaires sont leurs principaux espaces d’inscription. L’étape suivante de la socialisation apprend aux hommes à prendre leur distance par rapport au souci des autres. Plus tard, le moment où ils accèdent à la paternité va constituer pour eux  un moment de grande fragilité émotionnelle, montrant leur peu de préparation face à cet événement. Les hommes ne sont pas préparés sur les plans objectif et subjectif pour assumer les charges découlant de ce moment crucial de leur existence : être pères. La paternité reste un élément que chaque homme invente isolément dans la mesure où les références ne sont ni claires ni stabilisées comme dans le cas des mères.

Sabine Lamour parle de trois approches de la paternité : la paternité en dehors d’un projet de couple, la paternité événement et la paternité contrainte. Cette forme de socialisation prépare les hommes au détachement de l’espace familial forgeant ainsi un sentiment de n’avoir à porter aucune responsabilité.

Dans les deux cas, pour la femme comme pour l’homme l’horizon reste la migration, voire même la fuite, quoique pour des raisons diamétralement opposées. Partir pour mieux s’enraciner ?

Serait-ce cette dichotomie fondamentale fondée sur des processus de socialisation totalement différenciés, issus d’une histoire particulière, qui ferait du père un instrument du « devenir tragique de l’être haïtien » ? Je n’y ai apporté que quelques éléments pour alimenter le débat, mais la question reste ouverte.

Je vous remercie.

Michèle Duvivier Pierre-Louis

1 Comment

  • Giovanni HORACE Posted 23 novembre 2020 20 h 20 min

    Un texte à lire et à relire, beaucoup de chose à apprendre,merci!

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