Après les bouleversements sociopolitiques qui ont secoué le pays et provoqué le report de plusieurs évènements culturels, la vie reprend son rythme à Port-au-Prince. Depuis le 8 juillet, la quatrième édition du festival En lisant a établi ses quartiers dans les différents espaces de communion culturelle. Organisée autour du thème Du bâillonnement de la parole à l’extinction de la parole bâillonnée, cette nouvelle édition honore le travail de deux comédiennes en leur accordant une mention spéciale. Allons à la rencontre de ces deux femmes qui portent la scène avec élégance, comme on porterait une fleur à son corsage
Michèle, tout par et pour la scène
Revenant du centre culturel PyePoudre où elle travaillait sur sa création pour la quatrième édition du festival, c’est une Michèle avenante qui me reçoit dans son bureau ce lundi. D’entrée de jeu, elle avoue qu’elle ne s’explique pas son choix de faire du théâtre; elle y voit plutôt quelque chose qui relève de l’innommable. Comme toute personne en quête de sa vérité première, la metteure en scène a connu des périodes d’incertitude. Mais parmi la palette d’expressions artistiques qu’elle pouvait expérimenter, elle n’a éprouvé d’attirance autre que celle de spectatrice pour la danse et la musique. Adolescente elle se rêvait écrivaine, ce qui l’a portée à entreprendre des études de lettres avant de se tourner vers ce qui constituera sa légende personnelle : le théâtre. Elle s’est découvert une passion pour cet art lors d’un exercice où elle
devait donner la réplique à son frère, Jean-René Lemoine. C’est ainsi que s’est opéré le déclic. Elle affirme avec un sourire mi- songeur mi- rêveur : la première fois que j’ai rencontré le théâtre, ça m’a complètement marquée. Si elle ne se rappelle pas de la pièce qui a déclenché cette passion, elle garde en mémoire L’Ode à Scarlett O’Hara comme celle qui a suscité chez elle la plus grande émotion.
Rentrée en Haïti en 1981, elle met son expertise au service de plusieurs institutions haïtiennes. Elle est tour à tour professeure de littérature, conceptrice et réalisatrice d’émission pour la Télévision Nationale d’Haïti (TNH), animatrice d’atelier de théâtre pour les jeunes comédiens, assistante de production. En 2007, obéissant à l’appel du terroir, elle s’installe définitivement en Haïti et occupe le poste de coordinatrice du programme Art et culture de la FOKAL (Fondation Connaissance et Liberté). De cette année à 2013, elle prend les rênes du plus grand festival de théâtre en Haïti, Quatre Chemins; On se rappelle des parades d’ouverture, des files d’attente au collège Ste Rose de Lima, des soirées de clôture sur la terrasse de l’Institut Français en Haïti et de son sempiternel Veuillez éteindre vos insupportables portables.
Michèle Lemoine a participé à la formation de plusieurs artistes/comedien.ne.s. De son bureau à la FOKAL, elle a vu défiler chanteur.se.s, metteur.e.s en scène, comédien.ne.s, et est allée à leur rencontre en mettant à leur disposition son temps, son écoute, son savoir et savoir-faire, autant de denrées précieuses dont un artiste a besoin pour mieux se forger. Le milieu culturel doit beaucoup au regard artistique de cette femme qui, depuis près de 20 ans, s’investit dans ce domaine capable, dit-on, de tisser des liens en créant une communauté d’empathie.
Invitée d’honneur à la 4ème édition du festival En Lisant, Elle y présente Cinglée de Céline Delbecq, un texte coup de poing qui questionne le rapport homme/femme en dénonçant l’indifférence de la société et la stratégie consistant à rendre invisible les féminicides, les faisant passer pour des faits divers.
C’est sur cette créatrice que le festival En Lisant a choisi de mettre la focale pour sa quatrième édition. A côté d’elle, on retrouve celle qu’on considère comme l’une des promesses de la scène théâtrale haïtienne, Sachernka Anacassis. J’en suis très heureuse, je connais Sachernka depuis longtemps, très longtemps. C’est quelqu’un qui a énormément de talent, déclare Michèle avec une lueur de satisfaction dans la voix
Sachernka, une belle promesse
Née en novembre 1993, Sachernka Anacassis entame des études de communication à la faculté des sciences humaines avant de s’adonner entièrement au théâtre. Introvertie durant son enfance, elle se laissait aller dans des soliloques et espérait trouver un jour un médium lui permettant de rencontrer les autres. C’est en fréquentant le club de lecture de la bibliothèque
Monique Calixte qu’elle découvre son amour pour le théâtre. Nous sommes en 2011, et ça fait une année que la terre a tremblé sous nos pieds. Pour commémorer cette date fatidique, Michèle Lemoine réalise un montage de textes avec quelques jeunes du club de lecture. Sachernka est parmi ces jeunes qui doivent lire devant une assistance à la salle FOKAL-UNESCO. Elle ne sait
pas encore qu’elle ne quittera plus la scène ou plutôt que la scène ne la quittera plus. En 2012, Elle joue dans Sèmonnetwal -sa première pièce- avec Lafanmi Wòklò d’après une mise en scène de Pyram Saint-Phard assisté de Staloff Trofort. Et depuis elle ne fait que ça : se mettre dans la peau des personnages, donner vie à des êtres de papier. En 2014, elle intègre la brigade d’intervention théâtrale haïtienne BIT-HAITI avec laquelle elle joue dans plusieurs créations en Haïti et en France. Sa passion pour le théâtre l’amène à Toulouse où elle suit une formation en art dramatique au Conservatoire à rayonnement régional. Deux années plus tard, elle en sort avec la mention très bien. Invitée à la quatrième édition du festival En Lisant, elle y présente Au bord de Claudine Galea d’après une mise en scène de Pascal Papini et Guillaume Langou sous le regard extérieur de Miracson Saint-val. Au bord est avant tout une voix de femme. Une voix évoquant des souvenirs de peurs, de désirs et d’amour. Le monologue dans son entier est hanté par cette voix qui porte les silences et les images, peut-on lire dans la note de présentation.
En lisant pour le dialogue intergénérationnel, le partage du sensible et de l’intelligible
Le festival En Lisant, qui dès sa première édition s’est montré sensible à la pratique du théâtre en Haïti et à ces conditions de possibilités, entend, cette année, jeter une passerelle entre deux générations de femmes. Une première qui, pour reprendre Philoctète, a déjà fait sa part de don et une autre ayant la lourde de tâche, non de reprendre le sentier tracé par les devancières, mais d’inventer sa propre voie en répondant aux questions et exigences qui sont celles de son temps.
Que peut apprendre une jeune femme des années 90 d’une/à (une) autre des années 50? De mai 1968 à la libération sexuelle, de Me too à la montée des féminicides, comment se construit l’identité femme? Quel lien entre cette femme dans Au bord -portée par Sachernka Annacacis- qui questionne sa sexualité, son rapport avec sa mère, et essaie de comprendre la violence exercée par une femme sur un homme et celle collectionnant des articles de presse sur les féminicides dans Cinglée, mise en scène par Michèle Lemoine? Quelle est la distance entre la femme qui pratique la violence et celle qui la subit? Comment les femmes peuvent se libérer du joug de la domination et accéder à leur pleine liberté et épanouissement?
Abordant, via des prismes différents, la question de la violence et de ses effets dans la construction de l’identité homme/femme, ces deux pièces (Cinglée et Au bord) ont pour mérite de questionner le système machiste, misogyne et patriarcal en dévoilant l’une des ces armes les plus redoutables : la violence. Si elles ne disposent pas de solutions magiques, elles invitent les spectateurs et spectatrices à réfléchir sur l’état des rapports entre hommes et femmes et sur la nécessité de les repenser. Et le public qui a fait le déplacement en grand nombre à la FOKAL et à l’Institut Français en Haïti semble avoir compris le message.
Stephane SAINTIL
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