Paula et Michèle, deux figures de proue de la revitalisation du theatre haïtien.

Paula et Michèle, deux figures de proue de la revitalisation du theatre haïtien.

J’ai commencé à aimer le théâtre en allant voir des spectacles. Ce fut ma première vraie école, ma première façon d’apprécier cet art à sa juste valeur et d’apprendre. J’ai beaucoup appris en regardant les comédiens jouer sur scène et en écoutant les échanges après les spectacles, qu’ils soient formels ou informels. Je ne parle pas de ragots ou de zins, mais de vrais échanges constructifs sur la création, la représentation et le processus de mise en scène.

Parmi les premiers spectacles que j’ai eu la chance de voir tout jeune, figurent ceux de Paula Clermont Péan avec sa compagnie Actelié. Paula propose une forme de théâtre hybride qui mêle texte, chant, danse et musique. Ces éléments artistiques sont toujours présents dans ses mises en scène. Il y a toujours une voix qui porte une chanson ou un chœur, toujours des chansons qui traverse toute la création.

Mémoire de l’eau… et Nous gouvernerons la rosée (2005), que j’ai eu la possibilité de voir, me rappellent tant de souvenirs, notamment la place centrale du chant. La chanteuse Jehyna Saheir Celestin, par exemple a commencé avec Paula. Elle a longtemps porté la mélodie et interprété les chants composés par Paula, ainsi que les musiques réinterprétées qu’elle intègre dans ses créations. Paula chante elle-même dans ses spectacles, elle est une sorte de mezzo-soprano.

La place de l’eau dans le theatre de Paula.
L’une des thématiques les plus emblématiques du théâtre de Paula, c’est l’eau. L’eau est très souvent présente dans ses créations, comme une véritable obsession. L’eau qui guérit et purifie, l’eau comme élément salvateur, l’eau qui nous conduit de l’autre côté (Gouverneurs de la rosée, Mémoire de l’eau, une adaptation en théâtre du roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain), pièce que j’ai vue à Sainte-Rose de Lima en 2005 avec des comédiens tels que Billy Elucien, Allenby Augustin et Johnson Sabin.
Je me souviens très bien de ce tissu, cette toile qui était placée à l’avant de la scène, tout en longueur. À un moment, les comédiens la prennent pour la disposer sur la scène, et une lumière bleue vient traverser la toile, symbolisant l’eau. La mer, un ruisseau, une rivière ou toute autre image pouvant évoquer l’océan, cette vaste étendue qui nous berce à travers le théâtre de Paula.

La danse, dernier élément que j’ai évoqué, constitue la toile de fond du théâtre de Paula. Elle joue un rôle de lien, un véritable nœud qui relie les scènes et aide la metteuse en scène à raconter l’histoire, tout en permettant au public de voyager. Une danseuse exceptionnelle, ayant longtemps travaillé aux côtés de Paula, est Linda Isabelle François, qui incarne les personnages mystiques et mythiques du panthéon vaudou dans son théâtre. Le sacré et le Vodou sont omniprésents, que ce soit à travers la musique, le chant ou la danse, dans l’univers théâtral de Paula.

La transmission et la formation artistique sont des passions pour Paula. Elle a d’ailleurs collaboré avec la Fondation Culture Création pour élaborer un manuel de théâtre destiné aux écoliers dans le cadre du programme « Éduquer par les arts », conçu et piloté par Colette Perodin. À travers le Centre culturel Pyepoudre, Paula a formé de nombreux jeunes, laissant une empreinte durable sur le théâtre haïtien.
Paula, c’est aussi une pépinière de jeunes talents qu’elle a initiés et formés au théâtre, comme ceux que je viens de citer, mais également Nerlande Silva, Pyram Saint-Phare, Staloff Tropfort et Erline Germain Semexant.

J’ai commencé à faire du théâtre mon métier en rencontrant Michèle.
Madame Lemoine, comme je l’appelais à l’époque. En 2007, avec ma première compagnie de théâtre, Planch Sou Do – championne en 2005 du concours Ticket Max Académie –, j’ai présenté au festival Quatre Chemins un projet de mise en scène de la pièce Dialoguer-Interloquer de Gao Xingjian (auteur chinois, Prix Nobel de littérature en 2000).

Michèle, après avoir reçu notre dossier de candidature, nous a contactés pour nous demander de passer une audition de 15 minutes avec un extrait de la pièce. Après cette audition devant un jury composé de plusieurs personnes, dont Michèle, elle nous a annoncé immédiatement que nous ne serions pas acceptés. Elle a reconnu que notre projet était très bien rédigé, mais nous a expliqué que nous n’étions pas encore prêts pour l’expérience de Quatre Chemins. À l’époque, Michèle, en tant que coordinatrice du programme Arts et Culture de la FOKAL, dirigeait le festival.

Pourtant, en 2010, soit trois ans plus tard, elle m’a recontacté pour me proposer de participer à une formation en théâtre avec Philippe Robert. Michèle n’oublie jamais. Elle pense constamment aux jeunes.

Michèle, c’est avant tout son don pour accompagner les talents émergents. Elle a contribué à faire du slam un art à part entière, en programmant des spectacles des collectifs Feu vers et Hors-Jeu, et en collaborant avec Hors-Jeu sur le spectacle Trous d’Histoire. Elle a également joué un rôle clé dans la naissance du festival Kont Anba Tonèl – comme le souligne souvent Billy Elucien. Elle a été présente dès les premiers instants de la création du Festival de la dramaturgie contemporaine, En lisant que je dirige.

Tant de jeunes artistes, mais aussi des artistes confirmés, ont pu bénéficier de formations avec des figures importantes du théâtre français grâce à Michèle. Parmi ces formateurs qui sont venus à Port-au-Prince sur l’invitation de Michèle, on compte des personnalités telles qu’Eva Doumbia, Hervée de Lafond, Jacques Livchine, Catherine Boskowitz et Jean-René Lemoine, son frère.

Michèle, c’est la rigueur, la précision, la finesse et la méticulosité dans la création théâtrale.

Tous ses projets de mise en scène doivent se dérouler sans aucune faute ni légèreté : tout doit être parfait. Des costumes au jeu théâtral, rien n’échappe à son exigence. Michèle est une véritable maîtresse de la précision. Chaque réplique doit être prononcée avec justesse, sans la moindre erreur ou hésitation.

Elle consacre un temps précieux à travailler chaque personnage de ses spectacles. Le processus commence par le travail de table et l’analyse approfondie du texte. Parfois, elle va jusqu’à traduire des passages en créole pour permettre aux comédiens de mieux s’approprier le texte, surtout lorsque celui-ci est écrit en français. Ensuite vient le travail de mémorisation, mais pas avant qu’elle ne l’autorise. Le processus de mémorisation ne commence qu’après que Michèle ait donné son feu vert, car elle insiste pour que chaque passage soit parfaitement compris avant d’être mémorisé.

Pour Michèle, l’essentiel, après le travail à la table sur la compréhension du texte, est surtout de travailler avec les comédiens et comédiennes sur l’interprétation : comment habiter un personnage, comment intérioriser, et ne pas créer quelque chose de complètement factice, dit-elle souvent.

Michèle est une perfectionniste.

Rien ne peut être approximatif avec elle. Chaque scène, chaque moment est scruté et peaufiné. Elle prend tout le temps nécessaire pour s’assurer que chaque détail soit irréprochable, sans jamais se laisser presser par le temps.

Michèle, ce sont des mises en scène comme : Pour les filles noires qui ont pensé au suicide / Alors que l’arc-en-ciel suffit de Ntozake Shange, adaptation française : Kettly Mars, À vingt ans et  À trente ans deux spectacles de te, Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, Cinglée de Céline Delbecq, ou encore L’Éternité de Madame R – Fragments, spectacle créé d’après La Douleur de Marguerite Duras à partir de témoignages de victimes de la dictature

Je dirais – et je prends le risque de l’affirmer – que ce qui caractérise le théâtre de Michèle, à travers les thématiques des pièces qu’elle choisit de monter, c’est la lutte : se battre contre les adversités de la vie, affronter ses démons, et résister face à tout ce qui entrave son chemin. C’est aussi l’amour, perçu comme une véritable arme et une boussole essentielle pour traverser les épreuves.

Pour finir, Paula exige toujours que ses comédiens restent dans la salle ou dans les loges avant le début du spectacle, afin que le public ne les voie pas. Selon elle, cela pourrait briser leur aura. Quant à Michèle, elle est la reine des pots après la dernière représentation. Elle invite toujours ses comédiens et comédiennes, chez elle ou dans un bar, à partager une bière, un verre de vin ou un jus, selon leurs préférences.

Chapeau bas, mesdames !

Eliézer Guérismé

Port-au-Prince, le 10 Janvier 2025.

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