EDITO – Faire du théâtre à Port-au-Prince quitte à mourir.
Edouard Baptiste dit Youyou, Katiana Milfort, Jenny Cadet, Chelson Ermoza, Clorette Jacinthe, Yvenie Paul, Lesly Maxi, Kenny Laguerre, Johny Zéphirin, Farid Sauvignon et Gaëlle Bien-Aimé sont à mes yeux les derniers résistants, les derniers des Mohicans, ils se chargent de nous escorter à notre ultime destination. Ils et elles sont les seuls qui restent encore sur le champ de bataille. Les seuls qui ont choisi, jusqu’à aujourd’hui, de rester sur la scène de combat. Pour eux et elles il ne s’agit pas seulement de jouer des personnages, c’est une question de lutte, se battre pour éliminer, au péril de leur vie, tous nos ennemis même les plus redoutables. Ils et elles ont tous au moins 15 à 20 ans de scène à Port-au-Prince. Ils et elles animent la scène artistique et théâtrale de Port-au-Prince, depuis au moins tout ce temps-là.
Ils et elles ont connu les balbutiements de Quatre Chemins, ils et elles ont vu naître le festival de théâtre En lisant, ils et elles ont joué au festival Kont Anba Tonèl, ils et elles ont joué à la quinzaine Handicap et Culture, ils et elles ont collaboré avec la Fokal et l’Institut Français en Haïti ; ils et elles ont voyagé pour participer à des festivals en Europe, en Amérique, en Afrique et dans les Antilles. Mais, à chaque fois, ils et elles reviennent à Port-au-Prince pour continuer la bataille. Certains ont étudié au Petit Conservatoire et travaillé avec Daniel Marcelin. Ils et elles ont joué sous la direction de nombreux metteurs en scène haïtiens et étrangers comme Michèle Lemoine, John Vanyan, Patrice Frédéric, Guy Régis Junior, Rolando Étienne, Jean Marc Voltaire, Billy Elucien, Patrick Joseph, Paula Clermont Péan, Miracson Saint-Val, Eliezer Guérismé, Jacques Livchine, Hervée de Lafond, Pietro Varrasso, Benoit Vitse, François Berreur Jean-René Lemoine, Catherine Boskowitz, Eva Doumbia, Olivier Bourdon et Valère Novarina.
Je vous présente à travers ces lignes la courte liste des comédiens et comédiennes avec un long parcours qui sont encore à Port-au-Prince. Malgré tout, ils et elles sont encore dans cette ville pour continuer à jouer, à construire des personnages. Ils et elles jouent dans les moments les plus difficiles ; ils et elles jouent comme si les personnages qu’ils et elles interprétaient sur scène pouvaient sauver tout Port-au-Prince de la terreur et de la peur. Ils et elles jouent parce que le théâtre peut saisir la complexité et le drame de nos rues, de nos maisons et de notre âme. Tous ceux qui vivent dans les villes assiégées connaissent ce besoin de se sentir libres, de s’émanciper. Monter sur le plateau me semble leur seule échappatoire, monter sur scène leur est libérateur et ils et elles sentent le besoin d’y aller tous les jours. Ont-ils perdu la tête dans cette ville verrouillée ? Ils et elles sont devenus fous ; la raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés avait dit Lafontaine.
Le théâtre pour ces artistes, ce n’est pas que des personnages, du texte, des costumes, des décors, des lumières. Le théâtre pour eux, c’est un supplément d’âme. Chacun de ces comédiens et comédiennes représente une partie de la vie et de l’âme de Port-au-Prince. Ce sont des comédiens et comédiennes qui nous permettent de nous repérer dans la ville. À chaque fois qu’on rencontre Youyou, Clorette, Jenny, Lesly, Yvenie, Kenny, Katiana, Chelson, Johny, Farid ou Gaëlle, on pense tous à une pièce de théâtre.
Youyou, c’est Monsieur Bonhomme et les incendiaires de Max Frisch, Dezafi de Franketienne, Men Tonton makout yo tounen et Sevice violence série de Guy Régis Junior. Jenny, c’est Coco de Koltès, Les bonnes de Jean Genet, Erzuli Dahomey, déesse de l’amour de Jean-René Lemoine, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Jean Luc Lagarce. Yvenie, c’est Au théâtre de Patrice Frédéric, Les monologues du vagin de Eve Ensler, Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac. Lesly, c’est l’adaptation théâtrale de Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain, Abattoir, co-écrite avec Ketsia Vaïnadine Alphonse et Joeanne Joseph, La Grammaire du mensonge de Jean Paul Tooh. Katiana, c’est L’élection d’Alexandre Sutto, Vidé mon ventre du sang de mon fils de Andrise Pierre, Le retour de Wakeu Fogaing. Chelson, c’est Temps mort de Michel Philippe Lerebours, Sen Jan de Felix Morisseau Leroy, La fuite de Gao Xingjian. Johny, c’est l’adaptation en théâtre de Gwo moso de Maurice Sixto, La chair du maître de Dany Laferrière, Anatòl de Felix Morisseau Leroy. Clorette, c’est l’Acte inconnu de Valère Novarina, Le chêne endormi de Andrise Pierre, Récits de femmes de Franca Ramé et Dario Fo. Farid, c’est Les fourberies de Scapin de Molière, En-rit au cinéma de Jean Fritz Junior Odné, Le retour de Wakeu Fogaing, Victor ou les enfants au pouvoir de Vitrac. Gaëlle, c’est sa pièce Le genre et le nombre, son stand up Je suis Gaëlle, Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux.
Toutes ces pièces de théâtre nous rappellent un lieu, une date et une crise politique à Port-au-Prince.
Le problème de ces comédiens et comédiennes, ce n’est pas Port-au-Prince et ses crises. Leur problème c’est qu’ils et elles ne vont pas s’arrêter. En tout cas, ils et elles ne vont pas arrêter de résister et de combattre. Être artiste pour eux, c’est une histoire de combat. Ils et elles ne vont pas arrêter de dire des textes, de raconter des histoires, de jouer des personnages, de nous faire rêver. Ils et elles aiment Ça. C’est cela qui donne sens à leur vie. Ils et elles sont encore là dans cette capitale, pour offrir de l’espoir, comme ce petit garçon qui arrive dans le premier acte de la pièce En attendant Godot, qui annonce à Vladimir et Estragon que Godot ne viendra pas ce soir mais sûrement demain. Ils et elles croient en demain. Demain toujours demain.
Gloire à ces acteurs et actrices qui jouent sur scène des personnages qui racontent la douleur et la force de Port-au-Prince, depuis au moins 15 à 20 ans. Pendant toutes ces années, ils et elles ont laissé leur trace, ils et elles ont construit un style, ils et elles ont bien sûr construit une manière de marcher, de parler, de regarder, d’écouter, de se tenir debout, sur scène et dans la vie. Ils et elles ont réinventé et réinventent encore la vie à Port-au-Prince !
11 octobre 2023
Eliezer Guérismé
Directeur artistique du festival de théâtre En lisant.
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