Gaëlle bien Aimé est née le 22 décembre 1987. C’était “un mardi ensoleillé vers 2h de l’après midi”, se plait-elle à préciser comme si cela expliquait son incandescence. Aujourd’hui, la première chose qu’on relatera d’elle est, sans aucun doute, sa remarquable présence sur les réseaux sociaux. En exploitant ses talents et ses compétences d’humoriste, elle y propose un contenu à la fois simple, agréable et surtout très instructif qui touche le cœur de ses milliers de suiveurs et de suiveuses. Facebook, tweeter, Instagram, Tik-Tok et Youtube constituent la plus large tribune de son “artivisme”, ainsi définit-elle sa
façon de mettre son théâtre au service de son engagement.
“Anriyan”, “Kèskonfe ?”, Gaëlle tourne en dérision l’actualité politique pour mieux nous porter à la questionner ; elle sensibilise et informe sur les droits des femmes et des filles ; elle déniche dans nos petits gestes quotidiens, dans nos discours familiers, les manifestations les plus subtiles du machisme ordinaire qu’elle combat avec une grande détermination.
Cependant, avant de devenir, au fur et à mesure, cette arme redoutable entre les mains de la combattante qu’elle est aujourd’hui, le théâtre a d’abord été pour elle un exutoire. L’adolescente complexée qu’elle fut éprouvait, sur la scène de son école, les premiers bonds de son estime de soi. Elle aimait se tenir devant ses camarades et relever le défi de retenir leurs attentions. Le théâtre ne servira jusque-là qu’à la préserver de ses premiers ennuis existentiels. Elle avait des choses à dire et la scène était un lieu, peut-être le seul, où elle avait l’assurance d’être écoutée.
Elle allait se convaincre d’en faire sa profession quand le célèbre homme de théâtre haïtien, Daniel Marcelin, a été invité à performer et à animer une causerie autour du théâtre, à l’occasion de la traditionnelle fête du livre de son école. Nous sommes entre 2002 et 2003, déjà loin de l’âge d’or du théâtre haïtien. Le pays empruntait la pente de sa longue déchéance et Port-au-Prince énumérait, impuissant ou passif, la fermeture de ses dernières salles de spectacle. Malgré cela, ils étaient encore très nombreux ces jeunes comédiens et comédiennes qui osaient miser leur avenir sur ce métier incertain. Plusieurs initiatives expérimentaient des alternatives aux salles qui déclaraient faillite. Atelier Le vide fondé par Téchelet Nicolas et Edouard Baptiste dit Youyou à Carrefour, Dram’art par Rolando Etienne à Martissant, COSAFH par Georges Beleck etc. Ces structures constituaient de véritables incubateurs de talent. La jeune fille les assistait, émerveillée, déclamer leur fièvre de Prévert, de Philoctète, de Chassagne, de Kateb Yacine… C’était l’époque des montages de textes. Les comédiens et les comédiennes passaient De Barbara, Les tambours du soleil, Nedjé, au Cadavre encerclé. Elle s’est laissé ainsi enticher du plaisir du texte et du plaisir encore plus fort de le porter dans son corps, de le partager. Elle a décidé de suivre la petite voix qui lui criait de plus en plus fort : “c’est ce que tu dois faire dans la vie, le théâtre !”. En 2006, elle intègre Le petit conservatoire, école de théâtre et des arts de la parole, fondée par son idole Daniel Marcelin, où elle boucle une formation en art dramatique.
La jeune adolescente allait grandir. Son regard aussi. Sur son corps. Sur son environnement. Sur son corps sous les regards de son environnement. Elle acquière une compréhension plus avisée de sa condition de femme. Elle comprend que le poids de son corps, le poids de son sexe est historiquement déterminé. Elle comprend que les quelques acquis dont elle jouit aujourd’hui sont le fruit de longs combats auxquels elle doit se rallier. Elle avait déjà l’arme : le théâtre ; il lui restait une cause qu’elle venait de trouver et d’embrasser de toutes ses forces : l’émancipation. Pas seulement celle des femmes. Celle des hommes aussi ridiculement accrochés aux privilèges honteux du patriarcat. Toute sa carrière de dramaturge, de comédienne et de metteure en scène sera dédiée à cette lutte. “Le genre et le nombre” en 2011, “Talon d’aiguille talon d’Achille" en 2015, “Je suis Gaëlle” en 2016, “Que ton règne vienne” en 2019, d’une pièce à l’autre, Gaëlle Bien-Aimé, percute, dérange, nous tire de nos conforts stériles. Elle a signé deux passages marquants au festival de théâtre En lisant : à la première édition en 2016 dans une mise en lecture avec Eliezer Guerisme de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès et en 2019 dans ses ateliers autour des textes de Guy Regis Junior, l’invité d’honneur de cette édition.
Les champs de bataille de Gaëlle Bien-Aimé se multiplient au fur et à mesure qu’elle gagne en expérience et en lucidité. Elle cofonde en 2016, l’Association féministe Nègès mawon qui n’est qu’une articulation plus politique de la même cause de l’émancipation. Jamais, cependant, elle ne s’éloigne du théâtre. L’événement phare de l’association, le festival Nègès mawon, laisse une large place à la représentation des pièces et l’adaptations d’autres textes embrassant les combats féministes.
Pendant ce temps là, le pays poursuit sa vertigineuse précipitation dans le chaos. Tous les rêves s’asphyxient sous le poids d’une insécurité de plus en plus infernale, obligeant la population à rétrécir ses aspirations. Le théâtre particulièrement, mais la création artistique et la culture plus largement, sont
en danger en Haïti. Les derniers incrédules cèdent à l’envie de partir ou de changer de métier, de changer de rêve. Le petit conservatoire de Daniel Marcelin, Dram’art, Les ateliers Le vide, COSAFH, ainsi que de nombreuses petites compagnies de théâtre, s’éteignent à petit feu, l’un après l’autre. Les
comédiens et les comédiennes se font de plus en plus rares. Mais plusieurs adolescents et adolescentes, un peu partout dans le pays, subissent encore et malgré tout, l’agression intime et secrète du désire de monter la scène. De faire du théâtre. De faire du théâtre. Gaëlle Bien-Aimé persiste. Elle vole à leurs secours en fondant en 2018, avec quelques amis.es : Acte, école de formation d’acteur, dont elle est la directrice pédagogique. “Je voulais faire un projet qui allait me lier définitivement à ce pays, confesse-t-elle”. L’école répond à la nécessité de former des acteurs, de transmettre. La transmission est une fenêtre ouverte sur
l’éternité. Il faut éternellement mettre du sang neuf dans le secteur.”
Constamment contrainte d’adapter son calendrier à la conjoncture, l’école se prépare à recevoir sa nouvelle promotion en avril 2022.
Jean Billy Mondésir
Ecrivain et rédacteur En Lisant
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