Aujourd’hui que nous sommes tous aux aguets. Dans l’attente angoissante de cette heure où le hasard ne sera pas de notre côté. Aujourd’hui que nos filles portent leurs corps, de plus en plus, comme un fardeau. Il fait, plus que jamais, un temps de littérature. A défaut de nous servir de gilet pare-balle ou de voiture blindée, elle pourra nous servir à nous regarder. Nous avons trop souvent négligé ce besoin. Le besoin de nous regarder.
Nous avons tous déjà été témoins d’au moins une des scènes du recueil Incessants de Guy Régis Junior. Il s’agit de huit nouvelles courtes qui se sont trompées d’éditeur. Elles sont publiées par un éditeur essentiellement de théâtre, Les solitaires intempestifs, mais surtout un bon dénicheur d’originalité.Ces nouvelles se comportent aussi par moment comme des poèmes. L’un de ces textes qui mettent en crises la catégorisation officielle. Ce que ces poèmes-nouvelles nous auront rappelé par-dessus tout, c’est combien la littérature, la fiction, est au cœur de nos vies, au cœur de notre quotidien.
Les scènes se passent toutes quelque part dans nos rues, dans nos foyers, dans nos intimités. Ce sont des scènes de nos « petits massacres urbains répétés et répétitifs » qui se déroulent désormais en toute tranquillité sous nos yeux, tant nous sommes, chacun, occupés à nos petits lots quotidiens. La littérature est là pour nous les remettre sous le nez.
Dans Petit massacre à l’usage quotidien, par exemple, la nouvelle qui introduit le recueil, nous rencontrons un personnage qui nous est bien familier. Obscur, cynique, il observe froidement la femme, sa femme, qu’il va assassiner. Il est un voisin, un ami, un collègue ou le mari d’une collègue. Nous savons tous qu’il la frappe. Nous arrivons jusqu’à ironiser les manœuvres de la femme pour cacher ses bleus. Avoir des bleus sur des parties visibles de votre corps comme le visage, les bras et les jambes, peut réduire la confiance que vous avez en votre apparence. Il faut les recouvrir en utilisant du maquillage ou différents accessoires et vêtements… Et nous attendons silencieusement la catastrophe. Nous attendons cet ultime matin où il l’effacera à jamais.
Guy poursuit son petit inventaire avec D’enfants sans le bras. Il s’agit de ces enfants qui n’ont pas eu de bras ouverts pour les accueillir dans la vie. De ces enfants de carnaval, d’après fête. Ici, l’acte n’était pas consenti. Ce n’était pas une dernière étreinte fiévreuse pour refuser de se quitter. C’était des bras violents et puissants qui ouvraient les jambes de la jeune fille. De nombreuses jeunes filles. C’était un viol. C’était beaucoup de viols. En pleine rue. En pleine ville. En plein carnaval. Et nous nous sommes mis comme toujours à chuchoter. A interdire. Interdire aux filles d’être trop jolie, d’être trop bien dans leurs peaux. D’aller s’amuser. Nous persistons à chercher dans leur minijupe, dans la gaieté de leurs seins des circonstances atténuantes aux bourreaux.
…Et la plus actuelle d’entre toutes. La nouvelle Atteint. Elle se passe, celle-là, dans la tête de chaque haïtien vivant en Haïti ou ayant un proche encore coincé dans ce pays. Donc elle se passe dans la tête de chaque haïtien sans distinction de lieux de résidence. Elle restitue ce moment que nous redoutons tous. Le moment où notre balle à nous viendra se loger dans un petit coin de nos muscles ou de nos trippes. Ce moment venu, on aura ni le temps ni les moyens de penser, de réfléchir. « […] Tu ne comprends pas ; tu ne penses même pas à comprendre, tu n’es pas habitué, tu parles, personne n’est habitué à cette chose là, mais elle est là, là, rigide, tenace… elle arrête même de courir pour bien se loger dans un de tes muscles ; elle est même faite pour être logées en toi […] »
Profitons du prétexte du festival En lisant, dont Guy Régis Junior est l’invité d’honneur, pour faire ou refaire ces huit petites promenades dans les rues les plus connues de nos laideurs. Il y aura bien sûr, de temps en temps, des pincements de cœur. Il nous aurons souligné toutes les fois où nous étions indifférents à la souffrance humaine.
Jean Billy Mondésir
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