CP: David Duversau
Joeanne Joseph est comédienne de profession et, par moments, elle exerce son talent d’artisane en confectionnant des bijoux avec des matériaux divers tels des éléments de cocotier et des cornes de bœuf. Elle a appris à fabriquer ces objets de beauté, en 2010, dans l’atelier Azopro du côté de Clercine. Mais le théâtre, cette bête tentaculaire, reste et demeure sa passion la plus expressive.
Alors, parlons-en. La première chose à dire c’est que Joeanne Joseph, toute petite, commençait à pratiquer du théâtre dans l’une des églises Baptiste de St-Martin, où elle incarnait Marie, lors des fêtes de Pâques et de Noël, qui pleurait la mort de Jésus ou qui souffrait d’un accouchement atroce. Une fois que ses parents sont d’accord, même en dehors de sa volonté, elle devait incarner ce personnage de Marie sans rechigner. La deuxième chose à retenir, c’est l’idée que ce sont ses représentations circonstancielles qui expliquent plus amplement son intégration des années plus tard, soit en 2005, au Petit Conservatoire dirigé par l’acteur-metteur en scène, Daniel Marcelin. À cette époque-là, le théâtre de cabaret était très présent au Petit conservatoire, le théâtre de rue se jouait beaucoup avec les étudiants de l’Ecole Nationale des Arts (Enarts), des piécettes à l’école des sœurs. À Port-au-Prince, il y avait beaucoup de lectures et de représentations.
Joeanne Joseph, qui est née à la Plaine du Nord, au Cap-Haïtien, le 12 novembre 1985, a passé 4 ans au Petit conservatoire et 3 ans à Haïti en scène, une institution qui accompagnait et employait des comédiens. Avec cette structure, cette femme qui a grandi à Port-au-Prince jouait mais aussi travaillait comme professionnelle. Elle y avait bénéficié des formations sur d’autres formes de théâtre, telles que le théâtre-forum, le théâtre de l’invisible et tant d’autres.
Le théâtre comme arme
Que pense Joanne du théâtre ? « Pour moi, c’est une arme qui me permet de dire tout haut ce que les gens disent tout bas et de pointer du doigt des sujets qui fâchent. Lorsque je brandis cette arme, les gens restent silencieux et me laissent la place pour exprimer ce que je porte de l’intérieur. Je représente le théâtre comme une jarre. Mes plus fortes sommes d’argent me viennent du théâtre. En 2008, j’avais signé un contrat pour deux ans avec une institution, FONEP, et tous les mois je gagnais 100000 gourdes. Je n’étais même pas comédienne à proprement parler, puisque j’étais encore étudiante au Petit conservatoire », explique-t-elle.
En dehors de l’aspect pécuniaire, le théâtre est un art qui met la comédienne dans un rapport étroit avec elle-même : « Le théâtre est un boosteur qui me pousse vers l’avant quand je suis gagnée par le découragement ou quand ma vie est basculée dans une imposante impasse. Chaque fois qu’un problème me dépasse, c’est dans l’écriture théâtrale que je me revivifie ».
Objet de liberté, le théâtre délivre Joanne Joseph de ses multiples entraves : « Dans le théâtre, je peux créer mon propre monde, colorer la vie à ma manière, incarner le personnage que je veux, qu’il soit maitresse ou servante, faire ce que je veux sans avoir de compte à rendre à personne. Le théâtre c’est le plus important des métiers, à mon avis. C’est un art qui impacte ma vie de façon extraordinaire et si un jour je ne pourrai plus faire du théâtre, j’aurai l’impression que ma vie s’est arrêtée ».
De tristes éléments déclencheurs
Mais, quel a été son fil conducteur ? « L’événement déclencheur de mon parcours artistique fut mon élimination au baccalauréat. Apres cet échec, en rheto, je ne voulais plus retourner sur les bancs de l’école. Un bon ami à moi, Saül César, étudiant d’alors du Petit Conservatoire, m’avait conseillé de m’inscrire à cette école. Ce que je fis. Quatre mois après, le prof James Darbouz m’a dit que je ne pourrai pas passer son cours de philosophie si je n’ai pas terminé mes études classiques. Je suis donc retournée à l’école. Quand j’ai eu mes bac I et II, il m’a dit qu’il mentait et qu’il voulait seulement que je termine mes études secondaires comme il se doit», a expliqué cette combattante, elle qui a également étudié la communication à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) de l’Université d’Etat d’Haïti.
Malgré son amour débordant pour les planches et les personnages, Joanne avait arrêté le théâtre pendant 1 an. En 2013, elle n’en faisait plus. « En 2014, j’avais subi un viol et c’est le deuxième élément déclencheur qui m’a replongé dans le théâtre, avec l’aide de Gaëlle Bien-Aimé ».
Un important parcours
« Les mises en scènes qui m’ont le plus marquée sont Talon Aiguille, Talon d’Achille de Gaëlle Bien-Aimé (2015), le personnage que j’incarnais était tellement différent de moi et des personnages que j’avais l’habitude d’interpréter, mais aussi Rèv boukannen – c’est ma pièce, écrite en 2018 après huit mois de travail- où mon bras était cassé, sur la scène, à onze minutes d’une représentation d’une heure. Ces deux mises en scène m’ont touchée surtout par le lien qui nous unit, aujourd’hui encore, les autres comédiens et moi », a-t-elle dit. Il est nécessaire de rappeler que Joeanne a joué, entre autres, dans d’autres représentations théâtrales comme « Fanm nan nò », l’une de ses pièces écrites en 2008-2009, « La faute à la vie » de Maryse Condé, mise en scène par Billy Elucien en 2017 au festival de théâtre 4 Chemins et « DANTA », encore l’une des ses créations originales, écrite en 2020-2022 et jouée, cette année, au Festival féministe Nègès Mawon.
Pour cette femme énergique et résolument militante, les planches symbolisent la liberté et rien d’autre. Et s’il faut croire les réactions du public, Joanne pense que ses plus grands succès théâtraux sont « Talon Aiguille, Talon d’Achille », « Rèv Boukannen, et « Anatòl » de Felix Morisseau Leroy, mise en scène par Billy Elucien en 2009 au festival Quatre Chemins et reprise en 2017, à une période où Foudizè, la troupe de Billy, était l’invitée spéciale du festival.
Son plus grand rêve pour sa carrière consiste à faire en sorte qu’elle ne s’arrête jamais. C’est pour cela qu’elle manipule toujours de courts projets. A la fin de l’année 2022, elle compte écrire « Jiji ak Poupette », un texte que Gaëlle Bien-Aimé et elle ont pensé. Elle rêve de faire une tournée nationale avec sa dernière pièce « Danta ». Elle souhaite trouver l’année prochaine des résidences artistiques, traduire ses textes créoles pour le bonheur d’un public plus large et représenter quelques pièces à l’étranger pour exposer à d’autres communauté son talent de comédienne.
Pour Joeanne, le théâtre est un métier qui va avec la discipline : « A celles et ceux qui veulent se lancer dans le théâtre, je leur dis de prendre du temps pour réfléchir, pour questionner et enquêter sur ce métier et surtout ne pas négliger à aller aux spectacles. Et si, au bout du compte, ils sentent toujours le besoin de pratiquer cet art, ils doivent alors se diriger vers une école pour apprendre la discipline en bonne et due forme. Selon moi, le théâtre n’est pas un jeu. Si on n’est pas sérieux dans l’apprentissage du théâtre, personne ne vous prendra au sérieux quand vous serez sur scène ».
La scène représente beaucoup de choses pour Joeanne Joseph, elle qui est traversée par les jeux de rôles et qui semble tellement bien habiter sa personne. Et pourtant, lorsqu’elle est sur scène, la dramaturge et comédienne ne cache pas la primauté des personnages qu’elle incarne sur son moi personnel: « Je ne peux pas décrire ce qui me traverse sur scène, parce qu’une fois sur scène, je n’existe plus, j’ai plus le contrôle sur ma personne. Mon personnage prend le dessus »
Carl-Henry Pierre
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