Ce petit texte, je l’ai écrit dans un coin tranquille à Pétion-Ville. Après deux verres. Après que le bruit de la rue s’est mis à s’amenuiser, qu’un début de vertige a gagné petit à petit mes nerfs. Je voyais tout se ralentir : les mouvements. Le serveur derrière le comptoir avait des gestes robotiques de première génération. Les gens, au loin, devenaient flous. Leur parole se perdait dans les tintements de verres et dans les ondulations de cette musique lointaine.
Dans cette lente ascension vers l’ivresse, j’ai pianoté « Théâtre » sur mon ordinateur. Longue pause. J’hésitais. J’hésitais à parler du théâtre, à évoquer un pan de mes expériences et de celles des autres. L’ennui ? Je ne savais pas comment m’y prendre. Je ne connaissais pas les bonnes approches.
Alors, entre doute et sentiment d’imposteur, j’ai opté pour la méthode épistolaire. Peut-être la plus facile, mais aussi la plus sincère. Les lettres ont cette faculté de nous aider à nous livrer entièrement, sans fard, sans artifices.
Camarades, vous rappelez-vous nos discussions après les heures de cours ? En dehors des ragots, des fous rires, des selfies, une question faisait toujours surface. On aurait dit qu’elle nous épiait. On ne pouvait se dire au revoir près du Collège Canado-Haïtien sans qu’elle ne se pointe, sans que l’un de nous ne lance :
« Pourquoi le théâtre ? »
Nous, étudiants en sciences de l’éducation, en droit, en philosophie, en relations internationales, chanteurs, amateurs de photographie ou simplement quêteurs de rêve, de soi, de tout ou de rien.
On se regardait. En silence. Un sourire forcé étirait nos lèvres. On se perdait entre mille et une explications.
Parfois, elle tombait en pleine répétition, ou bien l’on nous la posait dans un coin durant les cours d’interprétation de Michèle Lemoine.
C’est cela aussi, ce métier : on n’est jamais seul·e ; le personnage, le spectateur, toujours un autre face à soi, toujours ce dédoublement. Et on reprenait les mille et une explications qui n’étaient jamais convaincantes.
La justification de la pratique artistique se dérobe toujours aux actes rationnels. Sous son joug, tout doit être mi-raison, mi-passion.
Dehors, dans les activités culturelles, on entendait parler de nouvelles têtes. Nos yeux scintillaient. On parlait de nous, on faisait partie de ladite nouvelle génération. À cela nous incombait aussi une responsabilité : prendre la relève. Honorer les anciens, faire preuve de discipline et surtout, s’imposer.
Et le pays alors ? Et Port-au-Prince ? N’avaient-ils pas leur mot à dire ?
Port-au-Prince s’est mis à parler sans se retenir. Et depuis, chaque pas annonce de mauvaises nouvelles.
Un pas : les balles fusent de partout.
Deux pas : les gens fuient chez eux.
Encore deux autres pas et on est pris au piège, la peur au ventre, à guetter notre fuite prochaine.
Je me souviens de la fois où j’ai pris de tes nouvelles, toi, la disciplinée. Tu m’as dit que les tirs avaient pris place dans tes rêves, qu’ils étaient devenus tes rêves, que parfois tu aspirais à être leur point de chute, à être la cible pour qu’à la fin tout bruit de mort soit silence, du moins pour toi.
« Mais je ne suis pas toute seule, il y a les autres, mieux vaut fuir », m’avais-tu dit.
Faire une petite valise, n’y mettre que les pièces importantes : voilà la nouvelle pièce qu’on devait jouer. Et cette fois, en tant que fils et filles du peuple, on n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour intégrer nos personnages.
L’imaginaire était le réel.
Toi, la boule d’énergie aux rires lumineux. Quelque chose te préoccupait en dehors de la fatalité du quotidien. Mais ce quotidien est-il vraiment fatal quand il y a encore l’étreinte d’un ami, le rire d’une sœur ? L’est-il vraiment quand on peut encore aimer ?
Oui, toi, quelque chose te préoccupait : où pouvions-nous nous rencontrer pour jouer ?
Port-au-Prince avait parlé la langue d’un autre, ou des autres, armé, assoiffé de sang, et cette langue nous a privés, outre la possibilité de vivre comme il se doit, de nos espaces.
Nos espaces de représentations, de jeux, de luttes.
Combien d’entre nous avaient rêvé de monter sur la scène de la FOKAL ?
Toujours à l’affût du temps, j’ai eu l’occasion de passer quelques minutes sur ladite scène en 2018. Peut-être toi aussi, la chanteuse à la voix qui boutonne les orages pour faire naître l’aube.
Mais pour les autres ?
Comment allions-nous jouer dans des espaces inappropriés ? Cette langue comprenait-elle le sens du lieu, de l’espace pour un comédien ?
Cette langue n’a que faire de l’art.
Si ce n’est pas une revendication, si ce n’est pas un théâtre populaire, comment pouvions-nous accepter de jouer dans des espaces bruyants, à l’air libre ?
L’espace pour le comédien est son lieu culte. Là où il peut affronter ses démons, cathartiser ceux de son public.
Et comme tout ce qui se passe dans ce pays, on a tout fait comme on a pu.
Il le fallait.
Mais peu à peu, ce n’étaient pas seulement les espaces qu’on perdait, mais aussi les autres. Nos aînés partaient ou fuyaient. Et une autre question s’est imposée à nous. Plus intime. Plus cruelle :
Fallait-il rester ou partir ?
Peut-on parler d’une nouvelle génération de théâtre en Haïti ?
Dans quelle impasse l’art théâtral haïtien se trouve-t-il aujourd’hui ?
Une école de formation d’acteur a été créée. Des ateliers se multiplient. Des gens répètent dans l’ombre. Des gens écrivent dans l’ombre.
Les festivals, tant bien que mal, tiennent encore.
Chapeau au festival En Lisant et au festival Quatre Chemins. De nouveaux talents émergent. Et vous, vous continuez à faire ce que vous aimez. Et moi, je continue à y croire. Et les autres, ailleurs, continuent d’espérer. Mais ne faudrait-il pas plus ? Faire système ? En dix ans, que nous reste-t-il ? Quelle pensée, quel mouvement, quel acte avons-nous fait naître ? La génération précédente avait ses courants. Et nous ?
Je vous vois, camarades.
Je vous vois passionnés.
Je vous vois au bord de l’épuisement.
Je vous vois fidèles au théâtre malgré tout.
Je vous vois, bande de fous.
Et encore :
Qui le fait ?
Pour qui le fait-on ?
Comment le fait-on ?
Maudites soient-elles, ces questions.
Mais nécessaires.
Daphena Remedor (Reina)
Comédienne
Port-au-Prince,
Le 25 novembre 2025
CP: Tony Touch


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