EDITO: Port-au-Prince, capitale en proie aux flammes.

EDITO: Port-au-Prince, capitale en proie aux flammes.

Port-au-Prince, capitale en proie aux flammes !

Pour connaître une ville, il faut savoir marcher dedans. Mettre un pied devant l’autre et errer dans ses rues. Pour connaître Port-au-Prince, il faut savoir avancer, avancer d’un pas bien décidé sans connaître sa destination. Aller devant soi. La ville devant soi.

Aujourd’hui, c’est à peine qu’on peut marcher dans cette ville qui se meurt. On court, tout simplement. On court dans tous les sens. Aucun lieu fixe comme fin de parcours. On court. On vole. Et disparaît. Puis, la carte Port-au-Princienne perd la trace de nos ombres. Et on recommence à courir demain.  Puis le lendemain. Puis le surlendemain. Ainsi va notre vie, monotone, monochrome, dans cette ville qui se meurt. Ainsi les marcheurs perdent le rythme authentique de la marche. La beauté de la marche. Le sens de la marche.

Moi, j’ai longtemps marché dans cette capitale pour aller voir des spectacles. Spectacles formels avec des comédiens et comédiennes formés. Côté cour. Côté jardin. Spectacles non-formels avec les comédiens du quotidien. Côté rue. Côté trottoir Côté marché. Côté bar. Tout cela m’a donné une idée distincte sur la ville de Port-au-Prince. Sur sa personnalité. Son caractère. Sa philosophie. Sur le théâtre qu’elle nous propose dans ses différents lieux. À travers ces spectacles, je pouvais éclater de rire face à l’atrocité du quotidien. Je pense à Kilomètre Zéro de Dominique Batraville mis en scène par Ernst Saint-Rome au festival Quatre chemins, a l’Institut Français en Haïti, en 2006. Dans cette pièce, on y voit marchands, brouettiers, écoliers, étudiants, brasseurs et brasseuses de la ville qui s’affrontent dans une camionnette pour rentrer chez eux après une journée de dur labeur. Oh cruelle réalité du transport en commun à Port-au-Prince !

Moi, je n’avais pas toujours l’argent pour prendre le Tap Tap et me rendre dans les salles de spectacle. Alors j’ai dû marcher. Pour pouvoir rêver. Marcher sur le trottoir, marcher dans les rues de cette ville matin, midi et soir. Le soir surtout.  Je récitais des poèmes appris par cœur et je répétais que “Toute ville qui ne me passionne pas la nuit mérite d’être brûlée” de Jean Claude Charles dans Bamboola Bamboche.

J’habitais à Fort-Mercredi, un quartier de Carrefour-Feuilles, là où j’ai passé une bonne partie de ma vie. J’y suis né d’ailleurs. Je quittais mon quartier à pied, je marchais pour aller voir des spectacles. Je me souviens de « Vandredi anba lavil » avec Cop’art de Ernst Saint-Rome. Tous les vendredis à la rue Pavée, des jeunes et des moins jeunes se réunissaient pour dire des textes, discuter et chanter. Je me rappelle l’époque où j’allais à Delmas pour participer aux Vendredis littéraires de l’Université Caraïbe. Et plus récemment, les journées et soirées arrosées, Kay Ronald Ti kwen pa m à la rue Cameau, au Vert galant à Bois Verna, à Distraksyon bar à Magloire Ambroise. Le poète Makenzy Orcel dans La nuit des terrasses rend hommage aux buveurs de cette rue de Port-au-Prince : “Magloire Ambroise, ville enfermée dans une bouteille, on y boit des vagues”.

Mais aujourd’hui tout semble disparaître. Tout s’efface. S’écoule. S’écroule. La ville est devenue un enfant fou qui joue avec des allumettes. Comme si nous vivions au temps des Pyromanes adolescents (James Noel). C’est un peu comme le drame comique : Monsieur Bonhomme et les incendiaires, mis en scène par Guy Régis Junior, ce dramaturge qui a longtemps vécu à la rue Chareron. Et dans cette pièce de Max Frisch qu’il a montée à la Fokal, haut lieu culturel de la capitale, fermé au public depuis maintenant 3 ans, l’auteur a décidé de tout faire sauter. Il faut dire qu’à Port-au-Prince également, tout le monde souhaite mettre le feu. Brûler. Tout brûler ! Les bandits ont brûlé plusieurs maisons à Carrefour-Feuilles, à Martissant, au Bel-Air. Comme celles de Gary Victor, de Zikiki et de son célèbre père Lionel St-Eloi. Ils ont toujours vécu à Carrefour-Feuilles, ce quartier de Port-au-Prince victime de la fureur des gangs armés. Des comédiennes et comédiens y vivaient. Je pense à Dieuvela Cherestal, Hugues Gelin, Dino, Sabruna Georges, Chelson Ermoza et Johny Zéphirin. Tellement de jeunes sont obligés à chaque fois de fuir leurs domiciles sans savoir où aller. Une scène de théâtre où des gens meurent avant même la fin du premier acte. Qui est le metteur en scène de cette terreur ? Qui a écrit cette pièce de théâtre macabre ? L’auteur de ces scènes de terreur revendique-t-il le génie de son œuvre ?

Port-au-Prince voit périr sous les flammes assassines ses éternels quartiers : Martissant, Carrefour-Feuilles, Bas Peu de Chose, Saint Gérard, Bolosse, Morne à Tuff… On dirait des suppliciés condamnés au bûcher de l’insécurité ! On immole des quartiers par le feu, comme le décrit Guy Régis Jr dans Le trophée des capitaux. Dans son livre rouge, il raconte les souffrances et tumultes des habitants du Bel-Air, ce quartier du Bas de la ville, où a grandi Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Etienne D’argent (Franketienne).  Les massacres et assauts sur Carrefour-Feuilles surviennent à la même date que ceux perpétrés au Bel-Air en 2020. Quelle étrange coïncidence ?

Port-au-Prince brûle pleinement avec ses bibliothèques et ses lieux de culture. Des habitants de Carrefour-Feuilles ont dû se réfugier à l’ancienne salle de cinéma et de théâtre Eldorado, cette ancienne salle trop longtemps fermée. Ils se sont aussi réfugiés au Rex Théâtre ! Le théâtre a toujours été cet art qui réconforte tout en accueillant, en temps de désastres, les êtres vulnérables. Port-au-Prince brûle avec ses pièces de théâtre…Tellement de comédiennes et comédiens ont dû prendre la fuite en laissant derrière eux leurs bibliothèques remplies d’œuvres de Beckett, Ionesco, Franca Ramé, Jean Vilar, Guy Régis Junior, Faubert Bolivar, Jean-René Lemoine, Bernard-Marie Koltès, Jean D’Amérique, Franketienne, Syto Cavé… Des œuvres condamnées à être brûlées… Mais ce que les bourreaux ne savent pas, comme le Phoenix, ces œuvres renaîtront de leurs cendres, sur scène. Tout comme Port-au-Prince, d’ailleurs !

En attendant que Port-au-Prince nous revienne, plus vivant et renaissant de ses cendres, la marche a bien disparu, et voici que maintenant c’est Port-au-Prince qui marche en nous avec ses bouquins, ses artistes et ses festivals.

21 septembre 2023

Eliézer Guérismé
Metteur en scène et Directeur artistique
du festival de théâtre En Lisant.

Crédits photos: Odelyn Joseph / Benjamin Struelens / Josué Azor

Add Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *