Les cinq fois ou Guy Régis Jr vit son père

Les cinq fois ou Guy Régis Jr vit son père

Cela fera un an, en décembre, que Guy Régis Jr, dramaturge et metteur en scène haïtien, a sorti Les cinq fois où j’ai vu mon père. Ce texte de 195 pages, publié chez Gallimard dans la collection Haute Enfance, raconte les péripéties d’un jeune garçon (Guy Régis, lui-même ?) qui voit des moments de sa vie escamotés par des apparitions éclairs d’un père plus absent que présent, si bien que l’enfant le compare tantôt à une ombre tantôt à un masque. Le souvenir le plus clair qu’il garde de lui est cette tête en forme d’oiseau à cause d’une moustache à la Sténio Vincent, comme les hommes aimaient à la porter à cette époque.

Comme il l’indique dans le titre, l’auteur prend soin de mettre en avant les cinq fois où le personnage principal voit son père. Ce sont des séquences qui marquent le rythme du récit, à travers lesquelles le lecteur opère des temps d’arrêt ou progresse. L’une des singularités du texte réside dans le fait que seul des noms communs de personnes présentent les protagonistes sans que cela ne nuise à la compréhension ou au désir d’en savoir plus ; d’abord sur ce Père absent, ensuite sur cette Mère qui parle peu et se fait très discrète sauf quand elle danse pour Ogou – mais surtout sur ce Je (le fils), également narrateur, à la fois témoin-acteur et sujet de ce que l’auteur appelle « la mascarade » du père. Et puis il y a Les autres, parfois éléments du décor et à d’autres moments porteurs de révélations qui blessent. C’est grâce à ces autres, d’ailleurs, que le lecteur saura, en fin de récit, que Je (le personnage principal) se nomme en réalité Simon Junior ; Simon, comme son géniteur.

Il faut souligner que Guy Régis ne parle pas de rencontres avec le Père mais du fait de voir cet homme. Et à lire le texte, on comprend pourquoi le romancier prend ce parti. Une rencontre suggère généralement un partage, une participation consentie. À chaque fois que Simon Junior voit son géniteur, il ne joue aucun rôle : il est aussi absent que lui, malgré l’exubérance dont fait montre le Père. Il subit plutôt cette présence. L’enfant associe chaque venue à des moments noirs : de pleurs pour lui, de chagrin pour la mère. Comme cette première fois où le père est venu voir son fils après un cyclone, les mains vides – ce qui, dans la localité de Liancourt où vivent la mère et le fils, est un sacrilège. Car selon la tradition, un père peut s’absenter autant qu’il le souhaite tant qu’il revient les mains et les poches pleines. S’il disparaît pour ne pas revenir, c’est une autre affaire.

Une autre fois, c’est la Mère qui fait une tentative de rencontres entre les deux hommes de sa vie. Elle prend l’initiative d’emmener le Fils voir le Père. Mais l’enfant pleure, le Père les reçoit hors de ses murs et refuse de consoler le petit garçon. C’est la seule fois où la Mère – les Autres apprennent au lecteur qu’elle s’appelle Rose-Laure – reprochera son absence, sa fuite à Simon.

Et enfin, il y a cette fois inattendue où le Père attend que la mère soit au marché pour rendre visite au Fils. Son fils. Pour le prendre dans ses bras et lui dire qu’il l’aime. C’était un jour d’été. Cette fois-là, le soleil brillait, il n’y avait ni cyclone ni dépression atmosphérique comme lors de l’initiative  de rencontre de la Mère. Les mangues étaient belles et juteuses. Simon Junior découvrit qu’il aimait les mangues comme le Père, et que malgré la gêne, il aimait que ce dernier le soulève de terre et le fasse tourner dans les airs. L’enfant alla jusqu’à demander au Père de rester plus longtemps. Pourtant, alors même qu’il avait beaucoup attendu ce moment de partage avec le Père, sur demande de celui-ci, Simon Junior doit garder secret cet échange. Pourquoi une visite d’amour à Simon Junior à l’insu de Rose-Laure ? Et pourquoi cette requête du Père ? La Mère serait-elle pour quelque chose dans cette absence ?

Plus qu’une fiction, Les cinq fois où j’ai vu mon père campe la souffrance d’un enfant qui doit vivre sans la présence du père. Ou de préférence, avec son absence. Le roman relate la complexité des rapports qui se développent, les questions qui resteront peut-être sans réponse, et encore à quel point cela marque la vie de l’enfant et peut influencer son devenir. Enfin, ce récit  illustre aussi la posture qui est imposée aux nombreuses mères célibataires, le silence qui pèse sur elles, avec, souvent sinon toujours, la bénédiction de communautés asservies à des traditions que l’on souhaiterait révolues. Sans être un plaidoyer, ce texte est un témoignage vibrant, digne d’enrichir le répertoire des publications sur la relation à la figure du père en Haïti et aux torts causés par son absence.

À noter que l’homme de scène, Guy Régis Junior, invité d’honneur de l’édition 2020 du festival En Lisant, a déjà travaillé sur le thème du père. Dès 2011, il publiait la pièce Le Père, dans lequel il relatait la mort d’un homme présenté comme le père du personnage principal, mort dans une Lexus à Jersey aux États-Unis alors que sa famille connaît le luxe à l’envers en Haïti. L’auteur a annoncé que cette pièce est le premier titre d’un triptyque, avec La mère et Le fils qui sont à paraître prochainement. Il n’est donc que d’attendre.

Péguy Flore C. Pierre

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